Ferdinand Hodler
– Filippo Franzoni
Une amitié artistique
3.04 – 10.8.2025
Sous le commissariat
Cristina Sonderegger
Introduction
Ferdinand Hodler (1853–1918) et Filippo Franzoni (1857–1911) ont été, à des titres différents, deux protagonistes du développement de l’art moderne en Suisse au tournant des XIXe et XXe siècles. Alors que Hodler est depuis longtemps reconnu comme une référence nationale et internationale, le nom de Franzoni, en dehors du canton du Tessin, est généralement absent ou peu évoqué dans l’historiographie suisse de l’après-guerre.
Tous deux se distinguent certes par leurs origines sociales, leurs carrières et leurs succès auprès de la critique; ils ont mûri leurs parcours artistiques respectifs dans des contextes culturels différents, de même leurs intentions et leurs réalisations étaient différentes. Néanmoins, des convergences surprenantes peuvent être décelées dans leurs œuvres.
Au tournant des XIXe et XXe siècles, phase cruciale de l’histoire de l’art en Suisse, alors que le pays commence à bénéficier des premiers développements de ses institutions culturelles et, plus généralement, du système artistique, leurs parcours professionnels et humains se sont croisés à plusieurs reprises.
Ils ont été les protagonistes du premier échange culturel authentique entre les différentes régions linguistiques du pays, participant à la prise de conscience sur les spécificités de chacune et les opportunités que l’appartenance à une même nationalité commençait à offrir également dans le domaine de l’art.
Tous deux se sont imposés comme d’extraordinaires interprètes du paysage, influençant, chacun à sa manière, la lecture et la perception du territoire qu’ils ont peint : principalement le lac Léman et les Alpes suisses pour Hodler, le lac Majeur et les environs de Locarno pour Franzoni.
L’exposition au MASI s’inspire de ces considérations, soutenues par la présence stimulante, dans l’œuvre picturale de Hodler, d’une série de paysages peints précisément à Locarno, dans les lieux chers à Franzoni. De là l’idée d’une comparaison en forme de dialogue visant à mettre en évidence les aspects de convergence et de divergence dans leurs recherches artistiques respectives.
Parmi sa vaste production, la sélection des œuvres de Hodler a été faite dans le but de créer un dialogue pertinent avec les peintures de Franzoni, dont le nombre d’œuvres est nettement plus réduit. L’ensemble offre une représentation significative de la recherche artistique des deux peintres. Des sensibilités similaires peuvent être observées dans le choix de certains sujets, dans la manière dont les éléments qui les composent interagissent et dans l’organisation de l’espace pictural. En même temps, des tendances divergentes apparaissent, comme chez Hodler la recherche de la monumentalité et de son rapport objectif avec le réel, et chez Franzoni le besoin de laisser transparaître la dimension plus subjective et émotionnelle de la relation entre l’être humain et la nature.
1
Milan/Genève
Après une première formation aux côtés du peintre de vedute Ferdinand Sommer, Hodler se rend à Genève, où il obtient l’autorisation de copier les tableaux au Musée Rath. Il est notamment confronté à la peinture d’Alexandre Calame et de François Diday, deux protagonistes de la peinture alpine en Suisse qui ont fait école à Genève. Découvert par Barthelémy Menn, il intègre les Écoles de Dessin à la suite de cette première expérience. Filippo Franzoni suit la formation classique des artistes tessinois à l’Académie des beaux-arts de Brera à Milan, où il est l’élève de Giuseppe Bertini. Ses premières oeuvres révèlent une confrontation avec la peinture de genre inspirée par Emilio Gola et la peinture en perspective enseignée par Luigi Bisi. Les sujets peints se situent dans le paysage rural de Locarno ou dans le paysage urbain de Milan.
Ferdinand Hodler
Der Wasserfall «Pissevache» (Kopie nach François Diday)
La cascade de Pissevache (copie d’après François Diday)
1872 environ
Ferdinand Hodler
Gewitter bei der Handeck (Kopie nach Alexandre Calame)
Orage à la Handeck (copie d’après Alexandre Calame)
1872 environ
Ferdinand Hodler achève sa première formation auprès du peintre de vedute Ferdinand Sommer en 1870. Deux ans plus tard, il s’installe à Genève où il obtient l’autorisation de copier des tableaux au Musée Rath. Il rencontre le peintre Barthélemy Menn, dont il devient l’élève aux Écoles de Dessins.
La cascade de Pissevache et Orage à la Handeck sont des exemples de copies réalisées au Musée Rath. Ces deux tableaux sont l’œuvre, pour le premier, de François Diday et, pour le second, d’Alexandre Calame, principaux représentants de l’école genevoise de peinture de paysage de la première moitié du XIXe siècle. Leurs paysages sont généralement inspirés par la haute montagne et caractérisés par des atmosphères dans lesquelles émerge la rudesse du relief alpin. La grandeur des sommets se conjugue avec le sentiment de menace d’une nature peu encline à se laisser contrôler par l’homme.
Les sommets rocheux des Alpes suisses et ceux plus doux des Préalpes françaises seront parmi les sujets favoris de la future peinture de paysage de Hodler.
Ferdinand Hodler
Les Petits-Lacs
1878 environ
Hodler peint cette œuvre entre la fin de ses études et son voyage en Espagne, au cours duquel il acquiert l’expérience nécessaire pour être reconnu en tant qu’artiste à part entière.
Ce paysage témoigne de sa précoce confrontation avec le thème de la symétrie. Il s’agit de l’un des piliers de sa théorie esthétique connue sous le nom de « parallélisme ». Les autres sont la simplification et la répétition des formes et des couleurs.
Au premier plan, un jeune garçon est en train de pêcher. Bien que le personnage n’ait pas encore complètement disparu, il est devenu une présence secondaire par rapport à la centralité des peupliers et des reflets qu’ils génèrent dans l’eau de l’étang.
Ferdinand Hodler
Alpenlandschaft (Das Stockhorn)
Nature alpestre (Le Stockhorn)
1882/1883
Avec ce tableau, Hodler remporte le premier prix du 4e concours Calame en 1883. Les concours organisés à Genève étaient de deux types : un était consacrée à la peinture de paysage, lautre à la peinture de figures.
Le thème de 1883 était, de manière générique, « Un tableau représentant un site alpestre ».
Hodler choisit le massif du Stockhorn au printemps avec ses sommets encore enneigés.
Il n’avait pas encore porté son attention sur ce sujet dans la région de Thoune, dans le canton de Berne. Au premier plan, des roseaux précèdent les eaux du lac Amsoldingersee dans lesquelles se reflètent les montagnes. Le second plan, occupé par une étendue de prairies culminant au sommet de l’Eggweidberg, accompagne le regard vers le sujet alpin proprement dit, qui clôt la composition.
Les roseaux et les arêtes des rochers dessinent des lignes verticales, tandis que les différents niveaux du terrain, les bandes de brouillard et les nuages dessinent des marques horizontales dans le paysage.
C’est le premier sujet de grand format consacré à la haute montagne dans lequel l’on reconnaît déjà des choix structuraux qui deviendront des constantes dans ses futurs paysages.
Filippo Franzoni
Il Duomo di Milano
La cathédrale de Milan
1879–1880
L’œuvre représente deux femmes et un homme sur le toit de la cathédrale de Milan, profitant de la vue panoramique sur la ville. Les différentes nuances de jaune ocre de l’architecture contrastent avec l’intensité du bleu du ciel, conférant à l’ensemble une luminosité particulière.
L’œuvre est considérée comme l’une des premières réalisées par Franzoni, alors qu’il était encore étudiant à l’Académie des Beaux-Arts de Brera à Milan, où il a étudié de 1876 à 1884.
Le vaste espace accordé à l’édifice place l’œuvre dans le contexte de la peinture architecturale de perspective, sujet d’un concours académique, tandis que les trois personnages en pose la situent dans le cadre de la peinture de genre.
Filippo Franzoni
La Processione
La Procession
1880–1881
Le sujet du tableau est la procession qui a eu lieu le 14 août 1880 à l’occasion du quatrième centenaire de l’apparition de la Vierge au frère Bartolomeo d’Ivrea, événement à l’origine de la fondation du sanctuaire de la Madonna del Sasso d’Orselina.
Ce tableau a également été réalisé à l’époque où Franzoni était encore étudiant à l’Académie des beaux-arts de Brera à Milan.
L’œuvre représente la procession, qui depuis le sanctuaire, qui occupe la partie supérieure du tableau, descend le long des chapelles de la Via Crucis jusqu’à Locarno. Au premier plan à droite, un groupe de femmes et de jeunes filles assiste à son passage. Leurs vêtements contrastent avec ceux des participants du cortège, qui sont habillés pour la fête. L’attitude fière, presque provocante, de la jeune femme qui rappelle les laveuses d’Emilio Gola, laisse supposer une différence sociale et de croyance entre les deux groupes de personnes.
Filippo Franzoni
Tombe romane a Concordia
Tombes romaines à Concordia
1887 environ
Franzoni a saisi le sujet de ce tableau lors d’une visite à Portogruaro, à l’occasion d’un voyage à Venise en 1887, où il participa à l’Esposizione Nazionale Artistica.
Il s’agit du site archéologique Sepolcreto dei militi, découvert en 1873 et où des fouilles ont été menées jusqu’en 1876. Il est à l’origine d’un des plus anciens musées archéologiques d’Italie, inauguré à Portogruaro en 1888.
Il est très probable que Franzoni n’ait pas vu le paysage peint de ses propres yeux, mais qu’il se soit inspiré de photographies de l’époque.
Le sujet est représenté en contre-jour, avec une composition très structurée par des bandes horizontales marquées. En premier plan, on aperçoit une prairie fleurie, suivie d’une zone d’eau où émergent plusieurs tombes, une étendue d’herbe, un groupe de maisons et un large ciel nuageux qui se reflète dans l’eau, conférant à l’ensemble une atmosphère romantique.
2
Le portrait
Bien qu’il soit aujourd’hui reconnu avant tout comme un peintre de paysages, la recherche artistique de Hodler se concentre avant tout sur la représentation de la figure humaine. Le portrait, qu’il soit commandé ou libre, occupe également une place centrale dans sa production. Après le début des années 1890, Franzoni renonce quant à lui à ce genre, dans lequel il s’était auparavant distingué par quelques oeuvres remarquables.
Ferdinand Hodler
Bildnis einer Unbekannten (Die Genesende)
Portrait d’une inconnue (La convalescente)
1885 environ
Hodler représente une jeune femme dont le visage souffrant et la pose fatiguée trahissent un état de santé précaire.
Le souci du détail est abandonné et la composition s’articule autour d’une succession de plans et de la présence de zones de couleur uniformément réparties. L’arrière-plan est marqué par deux zones monochromes, à savoir le drapé rose qui recouvre le lit et la teinte brun clair du mur. Au premier plan, le châle rouge qui entoure les épaules de la jeune femme attire le regard. Le visage est modelé par une touche légère et les contours sont dessinés par un trait fin et sombre.
Hodler date dans un second temps l’œuvre à 1879 ; pour des raisons stylistiques, cependant, elle devrait plutôt être datée du milieu des années 1880 et être ainsi rapprochée à d’autres portraits présentant des caractéristiques similaires.
Ferdinand Hodler
Selbstbildnis
Autoportrait
1892
Cet autoportrait est l’un des nombreux réalisés par Hodler au cours de sa carrière.
Il date de 1892, année où il se confirme sur la scène internationale en exposant à nouveau avec succès à Paris, au premier Salon Rose+Croix et au Salon du Champ-de-Mars.
Il se présente comme un homme satisfait et fier des reconnaissances obtenues, mais aussi détendu et plein de confiance dans l’avenir.
Ferdinand Hodler
Bildnis Louise Jacques (?) (Mädchen mit Mohnblume)
Portrait de Louise Jacques (?) (Jeune fille à la fleurs de pavot)
1892 environ
Pour ce tableau lui sert probablement de modèle Louise Jacques, également présente dans certaines compositions avec figures de grands formats.
La représentation d’une femme assise à une table, en train de lire ou avec une fleur à la main, est un sujet qui revient fréquemment dans ces années.
Dans cette œuvre, il donne au modèle une pose frontale et choisit un éclairage venant de gauche, légèrement de haut en bas. Les mains qui tiennent le verre avec la fleur de pavot au premier plan sont jointes et forment un demi-cercle. La couleur rouge vif de la fleur contraste avec la robe noire. La symétrie parfaite n’est interrompue que par la légère inclinaison du visage.
Le jeu entre les parties d’ombre et de lumière, l’expression du visage, l’essentialité des lignes qui dessinent le corps et les vêtements de la jeune femme, font de ce portrait l’un des plus recherchés et des plus réussis de Hodler.
Filippo Franzoni
Punta di Burbaglio
1886 environ
Sur ce tableau, on reconnaît le port Muralto, la pointe de Burbaglio et, à l’arrière-plan, les montagnes enneigées sur lesquelles se détache la silhouette du mont Camoghè.
L’absence de la cheminée de la filature Bacilieri, démolie entre la fin de 1885 et le début de 1886, a permis de dater assez précisément le tableau.
Franzoni choisit une composition articulée par la présence elliptique du port, des lignes diagonales marquées et des traits horizontaux prononcés, caractérisés par la rencontre entre la surface de l’eau et la pente des montagnes et la frontière entre les cimes et le ciel.
L’œuvre dénote une attention précoce à la simplification formelle et chromatique, ainsi que le renoncement aux détails qui caractérise nombre de ses peintures.
Filippo Franzoni
Ritratto della madre
Portrait de la mère
1891
Franzoni travaille sur le portrait de sa mère à un moment crucial de sa carrière et de sa recherche artistique.
En 1890, il participe pour la première fois à une exposition en Suisse, occasion pour lui d’entrer pour la première fois en contact avec la production de ses collègues transalpins (et vice versa).
Avec ce portrait, il atteint l’un des sommets de sa quête de simplification des formes, révélant la connaissance de la technique en aplat avec des zones de couleur bien définies, issue des recherches des Nabis.
L’œuvre est composée de la succession d’une série de plans, introduits par la présence de la feuille blanche du journal qui semble ouvrir une entaille dans la toile. Suivent ceux marqués par le bleu de la robe et, à l’arrière-plan, par la série d’objets posés sur la cheminée.
Comme dans d’autres cas, le rendu global prédomine sur le souci du détail, et à l’origine de l’œuvre se trouve une photographie prise par l’artiste, à qui sa mère avait offert son premier appareil photo quelques années plus tôt.
Filippo Franzoni
Autoritratto
Autoportrait
[1900–1903 environ]
Filippo Franzoni
Autoritratto
Autoportrait
[1903–1905 environ]
L’œuvre de Franzoni se caractérise par un certain nombre d’autoportraits. Parmi ceux-ci, les deux présentés dans l’exposition se distinguent par leur force expressive et leur recherche introspective.
Dans les deux cas, ce sont les yeux qui trahissent l’état d’esprit de l’artiste, révélant une inquiétude mêlée d’angoisse.
Les positions légèrement diagonales ou résolument frontales du visage sont des types classiques de la traduction picturale du « portrait de soi ».
Le coup de pinceau déterminé et parfois texturé, ou bien le visage qui semble absorbée par l’arrière-plan – éléments déjà présents dans Ritratto di giovane con la mantilla (portrait de jeune fille avec la mantilla) – évoquent le portrait des artistes de la Scapiglitura lombarde, avec lesquels Franzoni a été en contact pendant ses années à Milan.
3
Entre ciel et terre
L’arbre, utilisé comme élément de liaison entre la terre et le ciel, se retrouve aussi bien dans l’oeuvre de Hodler que dans celle de Franzoni. La présence paradigmatique du chemin qui accompagne le regard vers le coeur de la représentation et la ligne de l’horizon rehaussée sont également des éléments de composition partagés par les deux artistes.
Ferdinand Hodler
Sommerlandschaft bei Interlaken
Paysage en été près de Interlaken
1888 environ
Paysage particulièrement lumineux, il représente en arrière-plan les sommets enneigés du Mönch et de la Jungfrau. Les deux montagnes, devenues mythiques également grâce aux interprétations picturales de Hodler, sont partiellement cachées par la silhouette de l’Änderberg, sur lequel grimpe depuis 1893 l’un des plus célèbres chemins de fer de montagne, le Schynige-Platte-Bahn. Hodler était particulièrement fasciné par ces moyens de transport modernes qui permettaient d’atteindre des hauteurs considérables et de découvrir de nouveaux points de vue sur le monde alpin.
Ferdinand Hodler
Kleine Platane
Le Petit Platane
1891 environ
Il existe de nombreuses œuvres dans lesquelles un arbre solitaire, dont la présence unit l’élément terre à l’élément ciel, est le protagoniste absolu du tableau. Hodler le traite comme une figure, en le plaçant au centre d’une composition symétrique soit sur l’axe vertical et que sur l’axe horizontal.
« J’ai fait le portrait d’un arbre », déclare-t-il. Selon lui, chaque état d’âme a sa propre gestualité et l’apparence extérieure de la personne doit traduire son intériorité. La représentation d’un élément de la nature devient, par analogie, l’occasion pour donner de l’espace à sa force expressive : joie, tristesse, mélancolie, force, fragilité, deviennent autant de sentiments véhiculés par sa posture ou son évolution dans le paysage.
Ferdinand Hodler
Die Strasse nach Evordes
La route d’Évordes
1890 environ
Dans la conception picturale de Hodler, l’émotion ressentie devant un tableau de paysage doit être suscitée uniquement par le choix des couleurs et des lignes de la composition. En effet, la figure humaine, encore présente dans les premiers tableaux, a ici complètement disparu.
L’artiste tente de reproduire l’ordre interne de la nature en recourant à la répétition et à la symétrie. Ces éléments sont présents dans La route d’Évordes et s’accentueront dans les années à venir. L’ensemble de la composition est articulé par la présence de la route qui la divise en deux et accompagne le regard dans les profondeurs du paysage. De part et d’autre, une série d’arbres et la séquence de leurs troncs intensifient la perception d’une construction symétrique de l’ensemble. Cette rigueur résulte d’une volonté de rendre objective la relation avec la donnée naturelle observée et introduire une dimension « supra-naturelle » dans le paysage.
Filippo Franzoni
Bosco dell’Isolino – autunno
Bois de l’Isolino – automne
1888–1891 environ
L’arbre est un élément constant dans les paysages de Franzoni. Plus sa présence se raréfie, plus sa valeur symbolique s’intensifie. Le feuillage léger qui se découpe sur le ciel renforce la présence vitale des troncs à contre-jour. Ils semblent ici prendre l’apparence de silhouettes sinueuses et dansantes.
L’étalement de la couleur à l’arrière-plan en deux parties presque monochromes est contrebalancé par de petites taches rapides au premier plan. En plus d’être peintre, Franzoni était également un violoncelliste de talent ; les vibrations chromatiques de ses paysages semblent introduire une dimension musicale dans la nature.
Filippo Franzoni
Lodano, Valle Maggia, a sera
Lodano, vallée de la Maggia, au soir
1897 environ
L’œuvre représente la route d’accès au village de Lodano, situé dans la vallée de la Maggia.
L’élaboration du tableau est précédée d’une série de photographies à partir desquelles Franzoni a choisi le cadrage de la vue du paysage. Le chemin accompagne le regard vers le groupe de maisons et l’église. Les ouvertures carrées des bâtiments introduisent un jeu de géométries qui rythment la composition. Au premier plan, quelques paysannes sont occupées à leurs activités dans les champs. Leur présence tend à s’effacer dans l’ampleur du paysage.
Il s’agit d’une des rares peintures de grand format réalisées par l’artiste en prévision de son exposition au publique. En effet, il l’a présentée pour la première fois en 1897 à la Permanente de Milan et une dernière fois à l’Internationale de Munich en 1905. À cette occasion, elle a été achetée par la Fondazione Antonio Caccia de Lugano, devenant ainsi partie intégrante de la collection du premier musée d’art du canton du Tessin.
4
Reflets
Les paysages des deux artistes sont souvent caractérisés par des éléments qui se reflètent à la surface de l’eau. Par cet effet, Hodler multiplie les mêmes formes, accentuant ainsi la symétrie du paysage. De son côté, dans le reflet, Franzoni simplifie généralement les éléments, les réduisant souvent à de simples taches de couleur. Ce faisant, il introduit une dimension plus synthétique dans la composition.
Ferdinand Hodler
Am Ufer der Maggia am Abend
Aux bords de la Maggia, le soir
1893
Du 15 au 28 février 1893, Hodler séjourne au Tessin, où il peint au moins six paysages du lac et des environs de Locarno et un du lac de Lugano. La raison de sa venue au sud des Alpes n’est pas documentée, mais il est désormais certain que Hodler et Franzoni se sont fréquentés pendant ces deux semaines et que le second a accompagné le premier sur ses lieux de prédilection pour peindre.
Dans Aux bords de la Maggia, le soir, Hodler recourt à la typologie du paysage ouvert et articulé par une séquence de plans qui, partant du rivage, s’élèvent vers le ciel. Au premier rang, la présence de la rive est à peine suggérée et anticipe les paysages ultérieurs à la composition elliptique, dont les vues du lac Léman à partir de Chexbres sont les plus abouties.
Hodler saisit le paysage au coucher du soleil. Il laisse le reflet des montagnes – par exemple la forme pyramidale du Monte Borgna – et des pierres rebondir sur l’eau, créant ainsi un jeu de formes entre la moitié supérieure et la moitié inférieure du tableau.
Ce type de cadrage ressemble à une image fixe d’un paysage perçu en mouvement, par exemple depuis la fenêtre d’un train, moyen par lequel Hodler se déplaçait pour peindre dans la nature.
Ferdinand Hodler
Landschaft im Tessin
Paysage au Tessin
1893
Ce paysage remonte également au séjour de Hodler à Locarno en février 1893.
Partant de la campagne de Solduno, son regard est dirigé vers le sud-ouest. À l’arrière-plan, les sommets encore enneigés du Monte Ghiridone sont enveloppés d’une couche de nuages au-dessus de laquelle on aperçpoit le ciel bleu azur. Au premier plan, les traces d’un chemin accompagnent le regard à travers un paysage aride, marqué par une nature encore soumise à l’hiver. À ce mouvement en profondeur se superpose une composition élaborée par la superposition de différents éléments du paysage : la prairie, la colline, les rochers, les nuages et le ciel.
La typologie du paysage avec un chemin qui s’estompe e va se terminer contre une montagne revient fréquemment dans la peinture de Hodler.
Ferdinand Hodler
Der Buchenwald (Le Bois de Châtelaine)
Le Bois de Châtelaine
1885, retravaillé en 1890
et 1894 environ
Avec ce tableau, Hodler s’est présenté sans succès au 5e concours Calame en 1885. Le thème de cette année-là était : « Un intérieur de forêt, sous-bois, effet du matin par le soleil, avec un groupe de bûcherons, comportant quatre figures ».
Le jury critiqua essentiellement l’œuvre parce qu’il estimait que l’unité de la représentation était compromise par l’absence de hiérarchie entre les éléments. C’est précisément la simplification et la répétition des formes et des couleurs de manière non hiérarchique qui est à la base de l’unité recherchée par Hodler et reprise plus tard comme modèle pictural par de nombreux artistes suisses. Aujourd’hui, cette œuvre est considérée comme l’un des emblèmes de sa théorie du « parallélisme ».
Hodler a retravaillé le tableau plusieurs fois au cours des années, supprimant trois des quatre bûcherons et esquissant d’autres figures en les camouflant au milieu de la végétation.
Ferdinand Hodler
Genfersee am Abend von Chexbres aus
Le lac Léman vu de Chexbres, le soir
1895
Avec cette œuvre, associée au Delta della Maggia (Delta de la Maggia) de Filippo Franzoni, Hodler remporte le deuxième prix du 10e concours Calame à Genève en 1895. Le thème de cette édition était : « Un tableau de paysage, représentant un lac suisse, avec premier plan de grève, rochers, terrains, murs, constructions, etc. au choix des concurrents ».
C’est la première version du Lac Léman saisie depuis Chexbres et le premier paysage à la composition elliptique auquel il aura recours, donnant lieu à de nombreuses variantes, dix ans plus tard. La vue entre Montreux et Lausanne, avec la baie de Cully et les Alpes savoyardes en arrière-plan, est en effet l’une des préférées de Hodler.
Les toits des maisons se laissent à peine entrevoir à la limite inférieure du paysage, laissant deviner la pente abrupte qui descend jusqu’au bord du lac. Les branches dénudées qui s’élancent vers le haut font des arbres des étranges présences. Le soleil qui vient de se coucher colore le ciel de rose et d’ocre et, par son reflet, la vaste étendue d’eau.
Parmi les précédents de ce type de paysage figure l’œuvre Am Ufer der Maggia am Abend (Aux bords de la Maggia, le soir), peint pendant le séjour à Locarno en 1893.
Filippo Franzoni
Saleggi di Isolino
[1891–1894 environ]
L’un des sujets de prédilection de Franzoni sont les Saleggi di Isolino à Locarno, représentés ici par une froide journée d’hiver. L’aspect dépouillé de la nature est souligné par la présence d’un bosquet d’arbres dénudés. Le silence et l’immobilité du paysage sont interrompus par l’écume de la rivière Maggia qui se jette dans le lac Majeur.
La rive du lac trace une double diagonale marquée dans la composition.
Il s’agit de l’un des paysages les plus frappants en termes de synthèse formelle et de simplification de la palette de couleurs, uniquement comparable à Ritratto della madre (Portrait de la mère). En 1894, à l’occasion de sa présence à l’Exposition Nationale Suisse des Beaux-Arts de Berne, le critique du journal « Der Bund » écrit :
« Le paysage hivernal […] de Filippo Franzoni est difficile à comprendre, car nous nous attendons à des couleurs éclatantes dans les paysages du sud des Alpes. Dans ce cas, le peintre, vrai et inébranlable, n’a pas fait la moindre concession à cette attente. Son œuvre semble avoir été peinte avec seulement trois couleurs, un ton gris prédomine et tout charme a été délibérément évité avec une telle sévérité et une telle dureté que le spectateur ne prend pas la peine d’examiner le tableau de plus près. Mais pour qui s’en donne la peine et se tient à bonne distance, le paysage prend immédiatement de la valeur. En particulier, les eaux tumultueuses de la Maggia qui se jettent dans le lac sont bien rendues ; néanmoins, le tableau reste une scène hivernale grise et glacée. Mais veut-il être autre chose ? Franzoni semble être un de ces artistes qui, avant tout pour sa propre conscience artistique, doit vivre et peindre sans se soucier du jugement du public ».
Filippo Franzoni
Delta della Maggia
Delta de la Maggia
1895 environ
Avec cette œuvre, associée à Genfersee am Abend von Chexbres aus (Le lac Léman vu de Chexbres, le soir) de Ferdinand Hodler, Filippo Franzoni remporte le deuxième prix du 10e concours Calame à Genève en 1895. Le thème de cette édition, ouverte à tous les artistes suisses, était : « Un tableau de paysage, représentant un lac suisse, avec premier plan de grève, rochers, terrains, murs, constructions, etc. au choix des concurrents ».
Franzoni respecte parfaitement le thème du concours : il choisit une vue du lac Majeur, prise de la rive en direction du Bosco Isolino, en plaçant au premier plan deux barques avec un pêcheur et en laissant entrevoir quelques rochers au bord de l’eau. L’ensemble est caractérisé par une présence diffuse de la couleur bleu turquoise avec laquelle il peint aussi bien le lac que les montagnes de la rive opposée du Gambarogno. Au milieu de ce vaste paysage, où coexistent le souci du détail et l’effet d’ensemble, une barque solitaire rentre au port, tandis que quelques vaches paissent dans les prairies de l’Isolino.
C’est avec ce tableau que Franzoni gagne définitivement l’attention et l’appréciation des critiques et de ses collègues au-delà des Alpes ; il le présente aux expositions les plus importantes – dont l’Exposition universelle de Paris en 1900 – avant qu’il ne soit acheté par la Confédération suisse l’année suivante.
Filippo Franzoni
L’Isolino con bambine
L’Isolino avec petites filles
1900 environ
Franzoni représente ses nièces, main dans la main, en train de jouer à l’ombre des arbres du bois de l’Isolino. Cette journée est également documentée par une série de photographies prises par l’artiste.
Les petites filles sont deux simples taches blanches. Les arbres dessinent un motif de parallèles verticaux dans la composition, à travers lesquels on peut apercevoir le bleu du lac. Un tronc placé en diagonale au premier plan rompt le rythme linéaire dicté par les autres troncs placés plus loin.
Le déploiement assez fin de la couleur ponctué de petits coups de pinceau, la juxtaposition du jaune et du vert ainsi que les ouvertures entre les feuilles laissées en blanc baignent cet aperçu de la nature d’une lumière vive et éclatante.
5
Monumentalité/Introspection
Hodler a construit sa carrière internationale en exposant de grandes compositions avec figures de dérovation symboliste, qu’il a surtout présentées lors de grandes expositions collectives. Il y affirme sa théorie du « parallélisme », axée sur la répétition des formes et des couleurs et sur la symétrie. Dans ces oeuvres se manifeste également son aspiration au monumental, qui trouvent aussi des débouchés dans la peinture de paysage. Bien que Franzoni n’ait jamais complètement abandonné la représentation de la figure humaine, celle-ci reste toujours clairement subordonnée au paysage. Dans les dernières oeuvres de l’artiste locarnais, la couleur s’empâte et la silhouette ne fait plus qu’un avec la nature : tout semble se fondre et se confondre dans un tourbillon confus de lignes et de couleurs. La dimension subjective l’emporte sur l’aspiration à rendre objective la relation avec la donnée réelle, caractéristique de Hodler.
Ferdinand Hodler
Anbetung
Adoration
1894
Dans ce tableau, Hodler concentre son attention sur l’enfant agenouillé au centre de l’une de ses grandes compositions avec figures intitulée Der Auserwählte (l’élu). Il choisit comme modèle son fils Hector, né en 1887 de sa relation avec Augustine Dupin.
Dans la grande composition, l’enfant est agenouillé devant une petite plante, le visage tourné vers le haut, entouré de six figures féminines ailées suspendues dans les airs. Dans ce cas, le dispositif symbolique et narratif est absent. Tout est concentré dans le geste et la pose de prière du petit garçon.
C’est l’un des tableaux les plus proches des principes défendus par les Rose+Croix. Hodler avait exposé à leur premier salon à Paris en 1891.
Adoration est également le premier tableau acheté en 1897 par le collectionneur soleurois Oscar Miller, pionnier de la collection d’art moderne suisse à la fin du XIXe siècle. Cette collection comprenait également deux œuvres de Franzoni. L’une d’elles avait pour sujet un arc-en-ciel. Il s’agit probablement d’une copie de format réduit de la première version de Dopo il temporale (Après l’orage), tableau repeint qui se trouve sous l’œuvre homonyme exposée dans la même salle.
Ferdinand Hodler
Die Empfindung
L’Émotion
1909 environ
Quatre figures féminines, chacune avec sa propre gestuelle et sa propre posture, marchent avec un léger mouvement de danse dans un paysage à peine esquissé, parsemé de quelques grappes éparses de fleurs rouges. La première version du même sujet date des environs de 1905. Ici, on est loin de toute intention réaliste : en recourant à une forte stylisation, l’artiste accentue le caractère décoratif du tableau.
Dans son œuvre, Hodler présente de nombreuses représentations de figures féminines en mouvement, seules ou en groupe.
Se mesurer à la transposition picturale du mouvement et du rythme dans l’art suggère un intérêt pour les théories développées dans le domaine de la rythmique par Émile Jaques-Dalcroze, en particulier en ce qui concerne l’enseignement de la perception de la musique à travers le mouvement. C’est aussi à lui que l’on doit la danse libre et expressive en plein développement à partir des années 1910 et qui aura au Monte Verità d’Ascona, fondé en 1913 par Rudolf von Laban, l’un des centres pionniers au niveau mondial.
Ferdinand Hodler
Genfersee mit Savoyer Alpen
Lac Léman avec les Alpes savoyardes
1906 environ
Ferdinand Hodler
Genfersee mit Savoyer Alpen
Lac Léman avec les Alpes savoyardes
1911
À travers deux points de vue et perspectives différents, l’un plutôt en hauteur, l’autre plutôt au bord de l’eau, Hodler représente le lac Léman avec les Alpes savoyardes en arrière-plan. Le format vertical accentue la perception de la profondeur du paysage. Ici, le contraste entre les côtés des montagnes dans la lumière et celles dans l’ombre donne du corps aux sommets. Une légère brume estompe la frontière entre l’eau et la terre. Dans le second cas, le format horizontal renforce la dimension ouverte du paysage. A peine esquissées, les silhouettes des montagnes sont néanmoins clairement reconnaissables : en partant de la gauche, la Dent d’Oche, suivie du Mont Ouzon, de la Pointe de Tréchauffé et du Mont Billiat.
Ferdinand Hodler
Der Niesen von Heustrich aus
Le Niesen depuis Heustrich
1910
La forme pyramidale unique du Niesen attire l’attention de Hodler depuis le milieu des années 1870. Dans les paysages du début du XXe siècle, la forme de la montagne est devenue le point de départ de compositions aux lignes simplifiées et l’occasion d’un jeu symétrique sur les axes verticaux et horizontaux grâce à l’effet miroir du lac de Thoune.
Dans ce cas, la montagne massive est placée au centre d’un tourbillon de nuages de mémoire baroque qui introduit une composante décorative dans la composition. Dans cette œuvre se manifestent également les ambitions de monumentalisation et de reconstruction objective de la nature, qui, après 1910, coexistent avec des paysages aux traits de plus en plus abstraits.
Filippo Franzoni
Narciso
Narcisse
[1903–1905 environ]
Le titre de l’œuvre identifie le sujet : il s’agit de Narcisse, debout au bord d’un étang et en train d’admirer son propre reflet dans le miroir de l’eau. Franzoni s’approprie cette scène mythologique et la transpose dans son propre paysage, en la plaçant dans l’une des nombreuses petites clairières parsemées d’étangs qui caractérisent la zone du delta de la rivière Maggia.
Les troncs des arbres et la silhouette du jeune homme rythment l’espace. La répétition de la verticalité brouille les éléments, au point que la silhouette échappe parfois au regard pour devenir un tronc, un arbre.
Dans une atmosphère de communion intime avec la nature, Narcisse se fond et fait corps avec elle, conscient de n’être qu’une infime partie d’un ensemble immensément plus vaste.
Filippo Franzoni
Apparizioni – Saleggi con figure danzanti
Apparitions – Saleggi avec figures dansantes
[1905–1908 environ]
La peinture se caractérise par la présence de personnages assis, allongés sur l’herbe ou dansant dans les bois. L’ambiance semble vivante et émotionnellement dense, une impression renforcée par l’application vibrante et texturée de la couleur.
Les personnages dansant autour de l’eau contrastent avec la silhouette sombre, silencieuse et immobile du premier plan.
Franzoni est l’un des rares Tessinois à fréquenter la colonie du Monte Verità à Ascona. Il y séjourne quelques semaines en 1904 pour suivre une cure végétarienne.
La présence dans ses paysages de personnages dansant en cercle en se tenant par la main évoque le cercle de danse eurythmique qui était pratiqué sur la colline « Monescia » où la colonie s’était établie.
Filippo Franzoni
Dopo il temporale
Après l’orage
[1898–1900 environ]
La version de Après l’orage qui est parvenue jusqu’à nos jours a été peinte sur une première version exposée en 1898, découverte en dessous grâce à une radiographie, et encore documentée par une photographie en noir et blanc de l’époque.
Il est difficile de dire avec certitude s’il s’agit de la version du tableau présentée à l’Exposition universelle de 1900 à Paris ou si l’artiste est intervenu sur l’œuvre encore plus tard.
Dans tous les cas, il se distingue dans le travail de Franzoni : c’est le seul tableau de grand format dans lequel l’artiste s’est permis des libertés dans le traitement pictural, autrement réservées à des formats beaucoup plus petits.
Ce paysage lacustre saisi après un orage se caractérise par un tourbillon de couleurs et de signes qui rendent la lecture du sujet difficile : tout est confondu, mélangé, et semble tourner autour d’une sorte de trou noir situé au centre de la toile dans lequel la matière semble vouée à disparaître.